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ça va saigner
29 mars 2010

Sine Nobilitas (épisode 6)

picasso_pablo_don_quichotteJ'ai beau regarder, je vois bien la quinzaine de chaises de salle à manger Louis XIII, mais rien qui s'apparente à des sièges qu'on prétend de Truc. Je cherche désespérement et finis par apercevoir deux petites chaises paillées, toutes seules dans leur coin. Je préfère faire l'andouille :

-"Et où sont-ils, ces sièges?"

-"Mais là, devant vous! me dit le vieux cousin de la comtesse, en s'approchant des  chaises.

-"Hein, c'est pas ça du tout, hein?"

Je prends la peine de retourner les chaises et de les examiner attentivement, alors qu'une nouvelle fois, l'affaire est entendue au premier coup d'oeil. Mais si un expert commet l'erreur d'annoncer la couleur d'emblée, les gens se sentent floués, et c'est tout juste s'ils ne le soupçonnent pas d'incompétence.

-"Alors, qu'en pensez-vous?" trépigne le vieux. 

-"Mais que du bien! Elles sont charmantes, vos chaises à dossier ajouré ; le motif est tout à fait Directoire".

-"Oui, mais c'est pas de Machin?"

-"Sous le Directoire, son atelier était fermé depuis au moins dix ans. Ce n'est donc pas possible, vu leur style".

-"Ah, vous voyez, bande d'ignares! J'avais raison, elles sont pas de Bidule, ces chaises !" clame t'il à l'intention de sa femme et de sa cousine, restées prudemment à vingt pas.

Et de m'empoigner le bras pour me mener céans à la cuisine où un souper frugal nous attend. La journée a été dure, depuis 5h le matin même,  à voyager, engueuler les taverniers de la gare, éplucher en détail un grand château glacial, ruiner les prétentions d'une caste périmée, tout ça pour faire mon job que j'adore.

La maîtresse de maison, courtoise et chaleureuse, vient à peine de servir la soupe que débarque un homme, pas loin de la quarantaine, rouge de figure hormis la partie oculaire, bien blanche, protégée qu'elle fut par son masque de skieur du dimanche. Je l'imagine sans peine, forçant sur ses rotules fatiguées en un chasse-neige des moins sexys. Quand survient derrière lui, royale...Ségolène. Oui, lecteur incrédule, la "the" Ségo.

Les vermicelles de la soupe m'en glissent du bec, déroulant une jolie chaînette de la commissure gauche à mon plastron. Slurp! Que fait Ségo dans cette famille visiblement très à droite? Autre question d'importance: de qui la comtesse n'est-elle pas la cousine en ce bas monde ? On me présente: la bru des cousins de la comtesse. La tendre épouse du skieur masqué. En dépit de l'énoncé du matricule, je ne peux la quitter pas des yeux, tellement elle ressemble à la dame en rose. 

L'illusion s'estompe dès que la petite famille commence à déblatérer sur les emplois du temps respectifs de chacun. Voilà que l'époque de mes 20 ans me revient. Je revois des copines oubliées qui ressemblaient au sosie et à la maîtresse des lieux. Celle-ci vient de dire à son fils qu'elle a failli manquer la messe du dimanche, mais quand même, elle s'est débrouillée pour aller laver son âme sale en public. On apprend dans la foulée qu'elle a un appartement à Lyon.

Et c'est là que je comprends d'où me viennent ces images saugrenues de minettes en FHCP* du temps où je fûtes djeune. C'était à Lyon où je dénotais consciencieusement, plus cool que baba mais bien moins que demain. Ne pouvait appartenir, en effet, qu'à la grande bourgeoisie lyonnaise, ce look BCBG* de la bonne dame: pull ras le cou et son cardigan, couleur chameau, sauce cachemire. Coiffure, bonté et religiosité en rapport. Je me dis qu'elle a dû gravement pécher pour récolter le sosie de SR comme bru.

Je remarque que le mari skieur écarlate et blanc n'a pas daigné me saluer. Puisqu'ils ne font que passer pour récupérer leur fillette, je m'emploie à ignorer copieusement ce butor. Son père m'avoue n'avoir point envie de lever son vieux fondement pour aller quérir du pinard. Avant de repartir, son fils s'aperçoit de ma présence et me lance un miteux "bonsoir" du bout de la table et des lèvres. Je réponds par une imperceptible inclinaison du chef.

Les comptes étant réglés de ce côté-ci, je reprends deux fois de la terrine et j'avise à ma droite un drôle d'objet. On dirait un grand carreau en terre cuite, façon grosse tomette, avec une remarquable patine bronze. C'est peut-être un dessous de plat. Non, c'est le dessert. Réfractaire au couteau, sauf à vouloir pulvériser la pièce entière. La bonne franquette nous autorise à nous saisir de morceaux improbables. Délices absolues! Ce gâteau aux noix, c'est le Petit Jésus en culotte de velours qui descend dans mon gosier! Chapeau bas, la Lyonnaise!

Pour finir en beauté, le vieux schnock qui semble fatigué et dont l'humeur s'altère, se met sans façon à traiter sa cousine la comtesse, et son chauffeur -cousin de la comtesse et cousin du vieux par le fait- de pique-assiettes. Sa femme lui rappelle que c'est à son invitation que nous sommes venus. Il se tourne vers moi et tente de rattraper sa muflerie en disant que je ne suis évidemment pas comptée parmi lesdits pique-assiettes.

Oh là là, Papy, comme tu t'enferres bien! Le franc-parler du pépé, j'aime assez. Surtout que j'ai devant moi une comtesse qui semble mal à l'aise! Le vieux n'en a pas fini avec ses manières de rustre et nous invite à prendre la porte et le chemin du retour, cause que pour lui, demain, ce sera pas la même : il part très tôt en Patagonie, oui, bonnes gens, on sait tenir son rang dans cette famille. Pour quoi faire? Chasser, voyons, et à cheval encore. Et chasser quoi? Je vous le donne en mille : des canards. Aaaaaaaah. Mais quoi d'autre encore? Le cerf et la vigogne - qui est un lamas mais en pas pareil, me renseigne t'on avec une pointe de condescendance.

Brisons là, il faut partir maintenant car la brusquerie du vieux trahit une inquiétude sur le point d'atteindre des sommets, comme à chaque fois qu'il s'apprête à rejoindre les terres qu'il a achetées si loin avec d'autres cousins. Je m'étonne de cette aventure, vu son âge. Il a 76 ans, le bougre. Mais c'est un costaud, comme l'indiquent ses gènes: sa maman affiche 104 au compteur. 

Cette histoire de vieux barbon à cheval au bout de nulle part me plaît infiniment. Je l'imagine tel un Don Quichotte ridicule et vaguement suicidaire, dans la pampa, fourbu chaque jour un peu plus. Pendant que sa Dulcinée du Toboso se confit en dévotions dans son cardigan lyonnais, priant la Vierge de faire sortir du corps de sa bru le démon de Ségolène.

Nous voilà au châtiau. Je suis plus que flapie. Il est 20h30. Pourtant, ça ne fait que commencer.

 

* FHCP : foulard Hermès, collier de perles.

*BCBG : beau cul, belle gueule bon chic, bon genre.

 

 

 

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Commentaires
T
LA SUITE, LA SUITE, LA SUITE, LA SUITE!
O
Ouh ! C'est du petit Jésus en culotte de velours que tu nous livres . Et le canard de Patagonie : à hurler !<br /> Merci de nous faire autant rire ...
Q
@Lilas : merci beaucoup, tes commentaires argumentés me font chaud au coeur ! J'en ai laissé chez toi aussi. Le tag, je m'y colle incessamment sous peu.<br /> <br /> @Marie : j'ai eu peur pour mes chailles, j'avoue.
F
j'attends la fin avant de tout relire en une fois!!
B
Moi j'ai adoré le gâteau "très Antique" !
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