CHACUN SA PLACE
Priant pour un prompt retour de mon puîné avec de quoi enrayer une hypoglycémie galopante, je mets mon siège en position couchette pour me remettre d’avoir rangé les bagages dans les filets, toute seule comme une grande fille percluse de crampes aux bras, lorsque se plante devant moi un jeune homme de blanc vêtu, teint olivâtre et cheveux de jais, qui m’interpelle d’une voix chantante : « Oh, Môdôme, c’est mô plôce ».
Gni ? Qu’est ce qu’il dit, le bougre ? « Oh Môdôme, c’est mô plôce ». Ah, c’est ta place ?
«Certes, mon jeune ami, il s’agit probablement de votre place car ce n’est pas la mienne, puisqu’elle est prise par un autre passager, eu égard au désordre causé par le grand nombre de voyageurs de retour à la capitale après un repos bien mérité mais circonscrit dans une plage spatiotemporelle prédéfinie par les instances gouvernementales » lui répliqué-je avec douceur.
«Oh Môdôme, c’est mô plôce » me réassène t’il sans broncher.
«Sans nul doute, cher Monsieur, mais êtes-vous sûr que vous êtes bien dans la bonne rame ? » répondé-je avec un calme olympien.
«Oh Môdôme, c’est mô plôce » me radote-t’il avec les mêmes scansions rappeuses.
Je note que ce dialogue surréaliste laisse de marbre les passagers alentour. Pas un gloussement, rien, nada.
De la belle constance affichée par ce héraut de la diversité, je déduis qu’il a vérifié son billet et reconnais que ce monologuiste distingué et tenace mérite bien de siéger sans conteste à l’endroit qui lui a été attribué par le Rail Français. Sauf que j’ai grand faim et que ma patience, déjà limitée en temps normal, s’évapore à plus grande vitesse que notre train. Je dois trouver une réponse qui satisfera les deux parties et me laissera mourir d’inanition en paix, car je suis exsangue.
«Ecoutez, peu importe votre place, l’important c’est d’en avoir une et j’en vois deux parfaitement libres derrière vous».
«Oh Môdôme, c’est mô plôce » me repasse Mr. Replay.
J’aime le comique de répétition, j’adore ça même. Moins en temps de pénurie. C’est comme ça, quand j’ai faim, rien ne saurait me distraire de mon estomac vide. D’un coup, la moutarde me picote les sinus et j’ai les abeilles. Je renonce donc à la pure logique, sans grand effet sur mon interlocuteur, et lui rétorque avec le même savoureux accent des banlieues:
«Oh vas-y, toi, t’es bouché ou quoi ? ça fait une heure que tu me répètes la même chose sans rien entraver. Maintenant, si tu veux, on appelle le contrôleur pour qu’il remette tout le monde à la bonne place. Tu vas voir comme ça va lui faire plaisir de faire valser tout le wagon»
Silence de mort dans la rame. Intense et brève réflexion du jeune homme en survêtement blanc qui baisse le nez et s’éloigne, drapé dans sa stupeur.
Je me fiche de savoir s’il avait ou non un billet en règle – probablement pas- puisqu’il a filé sans demander son reste au seul énoncé du problème : le contrôleur. Bien qu’en aucun cas, je ne me sois sentie menacée par ce perroquet au babil poignant, je ne m’étonne plus que des gens puissent se faire trucider en toute quiétude, sur le rail et sous le nez de passagers aveugles, sourds et muets. Même pour rire de concert, y a plus personne, tellement tout le monde a peur ou se fout de tout.
Peu après, Mi Broteur 2 s’en revient avec le casse-croûte. Comme je suis répandue d'épuisement sur les deux sièges, le pauvre enfant me rappelle à l'ordre tendrement : «oh Maman, c’est ma place ».